Depuis son émergence à la fin des années 1970 et au début des années 1980 dans un contexte de décentralisation, la politique de la ville a systématiquement attribué au fil des cycles, plans, contrats de territoire et dispositifs visant la réduction des inégalités sociales, une certaine place aux pratiques sportives et aux acteurs qui les déploient. Cette place a souvent fait l’objet d’espoirs chez ceux qui croient en ses valeurs et en son pouvoir de cohésion social, comme elle a fait l’objet de critiques de la part de ceux qui voient dans le sport une activité qui divise et qui berne d’illusions les jeunes des quartiers. Evidemment, le sport n’est ni absolument négatif, ni le remède miracle : il est un outil qu’il faut manipuler avec réflexivité pour qu’il soit efficace et complémentaire à d’autres familles d’activité1.
Dès 2024, les nouveaux contrats de ville Engagement Quartiers 2030 proposent de nombreux défis à relever pour rattraper le décrochage des quartiers prioritaires de la ville (QPV) au regard de leurs unités urbaines : l’emploi, l’insertion professionnelle, l’entrepreneuriat ou la formation apparaissent comme les axes de travail les plus prégnants. On peut donc se demander si le sport sera mobilisé pour répondre à ces défis. Mais avant de faire quelques hypothèses, regardons dans le rétroviseur !
Ce que nous dit l’histoire du sport dans la politique de la ville
Le sport est historiquement inscrit dans les contrats de territoire qui se sont succédés, depuis les dispositifs du développement social et urbain jusqu’aux contrats de ville actuels. Durant quarante ans, il a été mobilisé pour prévenir et atténuer la délinquance juvénile et masculine, pour acheter la “paix sociale” en s’appuyant sur des « médiateurs et pacificateurs sociaux indigènes » à la forte empreinte sociale et associative2. Cette impulsion d’abord étatique puis territoriale a donné progressivement naissance à un champ socio-sportif, devenant un sous-secteur du secteur sportif global. Les intervenants socio-sportifs prouvent alors l’intérêt et l’impact du sport dans de nombreux domaines : santé, lutte contre les discriminations, égalité des genres, prévention de la délinquance, accès aux droits, impulsion citoyenne, etc. Ils se sont souvent formés sur le tas et ont parfois raccrochés eux-mêmes le chemin de formations diplômantes après des parcours scolaires chaotiques3.
On voit émerger à partir de la génération des Contrats Urbains de Cohésion Sociale en 2007 un sport considéré comme levier pour l’emploi où des actions clairement situées sur cette finalité sont financées. Les intermédiaires de l’insertion professionnelle et de l’emploi (missions locales, France Travail…) ont été de plus en plus invités à s’associer au champ sportif, et à l’inverse, la branche sport a été encouragée à réfléchir à l’impact qu’elle pourrait avoir dans les QPV. Cela a donné lieu à des rapprochements entre acteurs du sport et acteurs de l’emploi pour répondre à des appels à projets (de type PIC, etc.).
Mais la branche sportive représente-t-elle au regard du contrat de ville un enjeu socio-éducatif à part entière, ou bien est-elle un outil à disposition d’autres acteurs ? Le champ socio-sportif, fort de ces expériences en quartier depuis les années 1970, a su se structurer et montrer la pertinence de son existence et de son développement, mais on peut se poser la question de la place qu’il prend et qui lui est donné. Malgré une relative indépendance, le sport reste souvent pensé comme étant relégué à un simple loisir, et comme étant au service des autres professionnels de la politique de la ville et de l’éducation prioritaire. Même si on ne peut nier sa dimension divertissante, on le retrouve souvent présenté comme permettant d’occuper les jeunes au trop-plein d’énergies, niant ses effets sociaux et territoriaux.
Malgré l’impulsion de la circulaire Sports-Villes-Inclusion en 2019, la période 2015-2023 du retour des contrats de ville a vu ralentir voire disparaître la reconnaissance du sport vecteur d’insertion professionnelle : très peu d’actions ont trouvé leurs places dans les appels à projets annuels et peu d’évaluations ont mis en avant les impacts et effets des démarches financées. Ce qui ne veut pas dire que les projets n’ont pas d’impacts, mais que les regards évaluatifs se sont penchés sur d’autres objets.
Trois approches pour se saisir du sport comme outil d’insertion professionnelle
Quand son impact social est reconnu et investi, et sans se faire l’illusion d’un engagement qui règlerait tous les problèmes sociaux, le sport prouve l’intérêt que nous avons à le développer. Sur l’insertion et l’emploi par exemple, on observe une triple dynamique au sein du socio-sport :
- L’insertion professionnelle dans les métiers du sport et des loisirs sportifs : ici le sport est considéré comme une famille d’activités qui peuvent être des espaces d’emploi : maître-nageur, animateur ou éducateur socio-sportif, gérant de magasin d’articles de sports, etc.
- L’insertion professionnelle autour du sport où ce dernier est considéré comme un espace de vie social permettant des opportunités d’embauche dans une multitude de secteurs ; par exemple le cas des sponsors et mécènes qui proposent des stages ou des postes, les parents d’adhérents qui recherchent des apprentis pour leurs entreprises, etc.
- L’insertion professionnelle par le sport où le sport est considéré comme étant une école de préformation, de pré insertion, de préqualification, de préparation à la réinsertion professionnelle. Il s’agit de faire du sport un outil en faveur de l’orientation des projets professionnels, de construction des savoirs-êtres transférables en situation de travail mais aussi d’animation d’un réseau de structures (des secteurs privés marchands et non marchands notamment) susceptibles d’accueillir les publics.
Cette triple dynamique est à la fois récente et minoritaire dans l’histoire du sport et du socio-sport en France : peu d’acteurs sportifs implantés de près ou de loin dans les QPV montent des actions explicitement tournées vers l’insertion professionnelle. Comme présenté précédemment, le sport est d’abord appréhendé comme moyen d’occupation du loisir et de la lutte contre l’oisiveté, de festivité, d’encadrement et de mise aux normes. Seuls quelques territoires où les élus locaux et techniciens sont sensibilisés vont investir la question du lien entre sport et insertion professionnelle.
Quelques hypothèses pour la période 2024-2030
Si l’on se fie aux documents signés dans les territoires, documents cadres synthétiques ou contrats de ville plus développés, le sport n’est pas (ou très rarement) positionné comme un outil d’insertion professionnelle. Autrement dit, lorsqu’il existe un axe stratégique traitant du défi du chômage ou de l’emploi des habitants des quartiers populaires, les outils d’intervention sont davantage ceux de la formation qualifiante, de l’extension du temps de prise en charge scolaire, des rencontres avec des entreprises et des recruteurs, etc. que d’utiliser l’activité sportive. Cette dernière est envisagée comme une activité sociale qu’il faut rendre accessible (lever les freins à l’accès) et dont les bénéfices sont multiples mais non objectivés (on imagine par exemple que plus les habitants pratiqueront du sport, plus ils seront en meilleure santé, plus seront prêts à travailler, à re-venir dans le monde du travail, etc.).
Cependant, le contrat de ville ne dit pas tout de la place du sport comme outil d’insertion professionnelle pour les habitants des quartiers populaires. Les familles d’acteurs peuvent faire ce lien de différentes manières :
- Les acteurs de service public de l’emploi développent parfois, via leurs crédits propres ou en cofinancements, des dispositifs nationaux ou locaux. Par exemple, France Travail lance la plateforme « Les clubs sportifs engagés », un projet utilisant le sport comme levier d’insertion professionnelle pour les personnes éloignées de l’emploi qui repose sur la coopération entre clubs sportifs et acteurs du Réseau pour l’emploi (agences France Travail, Cap emploi, les Missions Locales, etc.) et s’inscrit dans l'héritage immatériel des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. D’ici 2030, on peut aisément faire l’hypothèse que ces dispositifs existeront toujours et se développeront plus ou moins en fonction des volontés politiques.
- Les acteurs du social vont aussi proposer des activités physiques et sportives aux publics qu’ils fréquentent, soit en collectif, soit lors de prises en charge individuelles, sans bénéficier des crédits du BOP 147, sans que les acteurs de la politique de la ville (chefs de projets, délégué du préfet, élus locaux, etc.) ne soient informés des actions menées. Ces actions visent une forme de préparation à l’insertion professionnelle. D’ici 2030, ces micro-initiatives existeront toujours, s’inscriront dans les pratiques professionnelles.
- Les acteurs du sport peuvent aussi se mobiliser en dehors du spectre du contrat de ville. Ils peuvent par exemple développer des « coups de pouce » pour les pratiquants : aider à trouver un stage, relayer des offres d’emploi aux adhérents, faire le rapprochement entre les règles de la vie sportive et les règles du monde du travail aux équipes de jeunes, etc. sans passer par une quelconque forme de médiatisation, de partenariat ou de professionnalité4. Ils peuvent aussi prendre part à des causes et combats liés aux discriminations à l’emploi sous forme de collectifs, de manifestations, etc. D’ici 2030, là encore, ces démarches souvent informelles continueront ici et là dans le zonage prioritaire.
En somme, l’insertion professionnelle par, dans et autour du sport donnera certainement encore pour de nombreuses années, un cap dans l’usage des activités physiques auprès des habitants des quartiers pour quelques acteurs… en dehors des contrats de ville ! La dynamique engagée et les premières évaluations montrent le fort potentiel du sport autant comme un moyen de mobilisation des populations, qu’au service de leur parcours professionnel avec l’installation des coachs d’insertion, les médiateurs et les intervenants sociaux. L'utilité sociale du sport est en partie reconnue, mais les acteurs socio-sportifs vont devoir continuer à être vecteurs d’expérimentations locales et d’innovations sociales. Si la politique de la ville est un très bon terrain de jeu pour développer ces « nouvelles » pratiques, pour coopérer avec les pouvoirs publics, pour trouver des nouvelles manières de dialoguer, un sport au service de l’emploi des habitants mérite de gagner en reconnaissance.
Pour aller plus loin
Benjamin Coignet, “Des sports de nature pour répondre aux maux des quartiers”, in Les enjeux des sports de nature, revue Espaces n°329, 2016.
Benjamin Coignet, Gilles Vieille Marchiset (dir.), Clubs sportifs en banlieue. Des innovations sociales à l'épreuve du terrain, PUS, 2015.
RNCRPV, Replay webinaire Quelle place du sport dans la future contractualisation de la politique de la ville ?, et sa synthèse écrite, juin 2023.
Dernières actualités/prochains évènements des centres de ressources Politique de la ville
IREV, Synthèse de la journée Régionale Quelle place pour les pratiques physiques et sportives féminines dans les quartiers de demain?, 19 septembre 2024.
PQN-A, Replay webinaire Politiques publiques mobilisables pour accompagner le sport dans les QPV, et sa synthèse écrite, 12 novembre 2024.
Trajectoire-Ressources, Évènement Les enjeux du sport pour les habitants des quartier prioritaires, 10 juillet 2024.
RNCRPV, Replay webinaire Impacts des grands évènements sportifs pour les quartiers prioritaires de la ville, et sa synthèse écrite, 24 mai 2024.
1Nous le savons depuis la première recherche-action menée par Dominique Charrier et Jean Jourdan (dir.), APS et insertion des jeunes : enjeux éducatifs et pratiques institutionnelles. Synthèse nationale de la recherche-action interministérielle, La Documentation française, 1997.
2Manuel Boucher, “Médiateurs, animateurs et « pacificateurs indigènes ». Des intervenants sociaux à l’épreuve de la ghettoïsation des quartiers populaires”, Diversité, n°175, 2014
3 Voir revue EPS, « les contexte difficiles », Collection : Pour l’action, 2018.
4Voir différentes micro-actions dans Benjamin COIGNET, Sport et innovation sociale. Des associations sportives en mouvement dans les quartiers populaires, L’Harmattan, 2013.