Le sport en QPV fait l’objet d’un surcroit de reconnaissance par les institutions et d’une évolution de ses conceptions par les associations engagées. Celles-ci admettent une approche plus conditionnelle du sport à vocation sociale, articulant les conditions de pratique aux objectifs, et revendiquent le socio-sport comme secteur à part entière. Ces évolutions font émerger de vifs enjeux de formation et d’acceptabilité au sein du mouvement sportif.
Les usages du sport à vocation socio-éducative au sein des quartiers dits « politique de la ville » ont fait l’objet d’évolutions récentes mais suffisamment significatives pour devoir être explicitement identifiées et prises en compte par les acteurs associatifs, institutionnels et politiques. Ces évolutions font en effet émerger de nouveaux enjeux auxquels sont actuellement confrontés ces acteurs sans toujours être en mesure d'en saisir les mécanismes et les leviers de traitement. Nous présenterons et expliquerons ici deux évolutions majeures avant de mettre en évidence les trois enjeux qui en découlent.
La conditionnalité des effets du sport actée par une part des associations
Depuis les années 1990, les sciences sociales du sport ont fréquemment souligné l’existence de représentations excessivement laudatives à l’égard du sport et de sa portée socio-éducative en faisant valoir le caractère conditionnel des effets bénéfiques sur les situations de vie et trajectoires des résidents de QPV. Bien que ces dernières persistent encore aujourd’hui, ce savoir académique circule jusqu’à une partie des acteurs engagés prenant acte de la nécessité de penser les conditions de pratique sportive en articulation avec les objectifs visés et les problématiques spécifiques rencontrées.
Prenons ici un exemple précis. Dans la vaste catégorie de l’insertion par le sport, l’objectif d’insertion professionnelle peut être distingué mais recouvre des besoins très variables. Certaines personnes ont des difficultés d’accès à l’emploi (en raison d’un faible réseau par exemple) quand d’autres présentent un faible niveau d’employabilité. Ce dernier peut être causé par de nombreux facteurs (santé, mobilité, langue, diplômes, etc.) et, dans le registre sanitaire par exemple, le rapport au temps constitue un obstacle récurrent. Mais, là encore, la nature du besoin varie : certains chômeurs éprouvent la difficulté du temps vide liée à l’enchaînement de journées sans activités ni relations sociales, quand d’autres ne parviennent pas à se projeter à moyen ou long terme au point qu’un projet d’insertion soit difficile à engager. Dans ces deux cas, on comprendra que l’usage du sport adéquat diffère lui aussi. La pratique régulière et anticipable pourrait être indiquée dans le premier cas quand la perspective motivante d’un événement ou d’un séjour nécessitant plusieurs mois d’engagement correspondra mieux au second. On pourrait ainsi multiplier les exemples d’articulation aussi fine entre l’identification d’une difficulté singulière et la nature de la proposition d’activités sportives. Mais le principe général est bien celui de la conditionnalité des effets salutaires du sport et il nécessite une compétence professionnelle comprenant la connaissance précise des publics accueillis et l’ajustement raisonné des conditions de pratique. Cette logique est désormais celle que quelques associations très actives dans le secteur engagent. C’est aussi par elle que ces mêmes acteurs revendiquent l’existence d’un secteur se situant à la croisée des institutions du travail social et du mouvement sportif.
La revendication du socio-sport ou le retournement du stigmate
La collaboration des chercheurs en sciences sociales du sport avec une partie du tissu associatif sportif contribue à promouvoir cette posture conditionnaliste. Cela produit aussi un effet de structuration par lequel ces associations redéfinissent leur place auprès des acteurs institutionnels. Breizh Insertion Sport, Rebonds!, Drop de bétons ou encore Action Prévention Sport (parmi d’autres) ont connu ou connaissent encore des difficultés à se constituer en acteurs légitimes auprès des institutions du travail social évoluant dans les QPV comme auprès des clubs sportifs historiquement installés. Mais la posture conditionnaliste qu’elles partagent leur permet d’affirmer la spécificité d’une démarche qui ne consiste pas simplement à offrir un accès à la pratique ni à engager un accompagnement social mais bien de s’appuyer sur une compétence à mobiliser le sport comme un outil au service d’un accompagnement à la fois social et éducatif. Le terme de socio-sport, revendiqué par une bonne part de ces associations, traduit cette posture en affirmant la dimension sociale comme finalité première tout en ne reléguant pas le sport au rang d’outil mobilisable parmi d’autres comme le suggèrent les formules d’insertion/intégration/inclusion par le sport. La rhétorique est par ailleurs associée à une stratégie organisationnelle consistant à se regrouper pour faire valoir ce point de vue. Des groupements et consortia tels que Impact social par le sport ou l’agence nationale de la performance sociale par le sport ont ainsi vu le jour.
D'un autre côté, un tel positionnement débouche sur une autre difficulté : en n’appartenant pas pleinement au mouvement sportif dans sa définition dominante, ni au monde du travail social, ni à celui de la santé, ni au secteur scolaire et ni à ceux du travail et de la formation continue, ces associations accèdent plus difficilement à la reconnaissance et au soutien financier de tous ces secteurs. Face à cela, elles mettent en avant leur capacité à transcender les frontières sectorielles en adoptant un rôle consistant à assurer le lien entre tous les acteurs institutionnels auxquels les résidents des QPV peuvent avoir affaire. Les associations les plus établies sur leur territoire sont ainsi parvenues à accéder à un niveau de reconnaissance et à des soutiens financiers relativement durables.
Professionnalisation, diffusion et pérennisation : les trois défis du socio-sport
Ces deux évolutions ont intensifié certains enjeux du secteur ou en ont fait émerger de nouveaux. Trois d’entre eux peuvent ici être relevés. D’une part, l’approche du sport que nous avons qualifiée de conditionnaliste suppose de professionnaliser sa conception et sa mise en œuvre dans les quartiers. La connaissance des publics et de leurs besoins, celle des institutions du travail social, la construction de réseaux partenariaux permettant de pérenniser une action ou encore l’articulation des conditions de pratique aux objectifs fixés sont autant de compétences qui nécessitent d’être rigoureusement formées et scientifiquement fondées. Mais cela suppose un cadrage politique garantissant d’une part la scientificité des contenus de formation et d’autre part une harmonisation rendant lisible par tous l’offre de formation du secteur socio-sportif. L’émergence de formations très diverses portées par des acteurs peu connectés jusqu’ici (fédérations sportives, universités, organismes de formation privés, etc.) fait entrevoir l’écueil d’une logique concurrentielle peu compatible avec cet enjeu de lisibilité.
La perspective, portée par l’État et certaines collectivités, de diffuser cette démarche socio-sportive à partir des clubs sportifs implantés dans les quartiers se confronte actuellement à une dimension culturelle qui constitue également un enjeu de premier plan. Car ces clubs sont composés de bénévoles et salariés animés depuis longtemps par la conviction de « faire du social » en offrant un accès au sport et un encadrement. Or, la démarche socio-sportive se caractérise par la redéfinition du sens du sport comme de ses conditions de pratique. Nos récents travaux ont ainsi mis en évidence de fortes résistances des membres de ces clubs qui ont, depuis fort longtemps, incorporé l’évidence d’un sport compétitif formateur, socialisateur et épanouissant. Le socio-sport, impliquant d’adapter les pratiques sportives aux problématiques singulières des individus, heurte la conviction, profondément incorporée, d’un sport compétitif socialement vertueux. Les membres des clubs traditionnels, enjoints à repenser leurs pratiques, sont donc assez déstabilisés pour que des résistances et crispations émergent face au socio-sport. Ces tensions observables à l’échelle des clubs traversent en réalité l’ensemble du mouvement sportif.
En dernier lieu, la promotion du socio-sport dont nous avons rendu compte comprend une forme de rationalisation des usages du sport à vocation sociale. Or, au sein des associations, les pratiques sont aussi permises par l’engagement de bénévoles animés par des croyances relatives au sport. Pour ces derniers, l’approche techniciste, rationnelle et finalement professionnelle contrevient parfois au sens de leur engagement initial. Les associations sont alors confrontées aux mêmes difficultés que celles que connaissent le tissu philanthropique qui, face à une demande et des besoins croissants, doit rationaliser son approche tout en s’appuyant sur des bénévoles plus nombreux. Lorsque ces derniers participent à un travail leur paraissant trop formalisé et trop éloigné des formes de don de soi par lesquelles ils souhaitent s’engager, la rationalisation conduit parfois au désenchantement puis au désengagement. Dans le secteur du socio-sport, l’approche rationnelle parait autant nécessaire que la préservation de la force motrice qu’est celle des convictions et parfois des croyances.