Pour introduire ce premier dossier thématique de la plateforme Sport et Cités, il nous semblait important de donner la parole à des spécialistes de la question de l’égalité femmes/hommes dans les pratiques sportives. Merci à Emma Guillet, Virginie Nicaise et Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, chercheuses au laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport de l’université Lyon 1 d’avoir pris le temps de nous recevoir pour cet entretien.
Dans un temps où il semble que les pratiques sportives féminines tendent à se rapprocher quantitativement des pratiques masculines, qu’est-ce qui explique les différences restantes entre les deux ?
Effectivement, dans l’absolu, on peut dire que les écarts se réduisent entre les femmes et les hommes dans la mesure où, entre 2012 et 2017, la progression des licences sportives prises par des femmes (+8,1%) est plus forte que la progression des licences prises par des hommes (+2,5%) 1. Bien sûr, ce résultat date d’avant la pandémie de Covid19. Les chiffres sont à réactualiser mais la tendance observée avant la pandémie est tout à fait intéressante. On constate notamment une progression conséquente des licences féminines dans des domaines d’activités fortement investis par les hommes comme les sports collectifs de grand terrain (+45,4%), les sports de combats (+51%), les activités athlétiques (+39,8%), les sports collectifs de glace (+26,9%). Cette progression est le résultat d’un ensemble de facteurs endogènes (c’est-à-dire liés aux dynamiques propres au mouvement sportif notamment les politiques sportives et publiques mises en place depuis 2012 pour permettre la progression des femmes dans les activités sportives) et exogènes (c’est-à-dire liés à des dynamiques plus sociétales comme les enjeux sanitaires du sport et/ou la conscientisation des inégalités femmes/hommes dans la société).
Pour autant, il y a toujours un écart entre les femmes et les hommes dans le mouvement sportif fédéral car, en 2017, les licences féminines ne représentent que 38,3% des licences sportives. Par ailleurs, Marie Carmen Garcia (Professeure des Universités Enseignante-chercheuse en sociologie à l'Université Claude Bernard Lyon 1) et moi-même (Cécile Ottogalli-Mazzacavallo) avons constaté le maintien d’une division sexuée des pratiques sportives avec des femmes qui sont (toujours) orientées et s’orientent davantage vers des activités dites à « connotation féminine », c’est-à-dire historiquement et socialement organisées comme espaces de construction de la féminité accentuée 2. Il n’y a pas de fatalité et ce résultat est très clairement le fruit d’une socialisation genrée qui se construit très tôt sous l’influence des familles mais aussi de l’école, des clubs, des politiques, des médias. C’est tout un système de normes et de valeurs qui participent à ce clivage et cela dès l’enfance (de 5 à 14 ans). Dit autrement, c’est tout un ensemble d’acteur·trices qui apprennent aux filles à entretenir leur corps plus qu’à le performer, qui apprennent aux filles qu’elles valent moins et donc méritent moins, qui apprennent aux filles à accepter qu’elles auront moins mais que ce n’est pas grave si elles ne font pas ou moins de sport, etc. Il est essentiel de prendre conscience et de travailler contre ce type de stéréotypes.
Et qu’en est-il dans les quartiers prioritaires ?
Les données étudiées sur les licences sportives en fonction du sexe et de l’âge de 2012 et 2017 ne nous ont pas permis d’analyser la situation au niveau des territoires et notamment dans les quartiers prioritaires. C’est une limite importante de la recherche et en amont des modalités de collecte des données auprès du mouvement sportif. Il est essentiel qu’à l’avenir la recherche puisse accéder à des informations sur la territorialisation des licences (ville d’habitation) et sur les positions sociales des licencié·es. Pour l’heure, on reste avec les conclusions de plusieurs travaux qui alertent, depuis quelques années, sur l’accentuation des difficultés pour les filles et les femmes dans les quartiers prioritaires de la ville.
Ainsi, l’étude conduite par D. Sayagh 3 montre que durant l’adolescence, les filles sont significativement plus nombreuses que les garçons à abandonner le vélo. Ce clivage est particulièrement marqué dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), par exemple dans métropoles de Strasbourg et de Montpellier. Les filles sont fortement susceptibles d’incorporer des inclinations à protéger leurs corps, à craindre de se déplacer seules, de s’aventurer et de stationner dans l’espace public, limitant grandement leurs possibilités réelles de pratiquer.
L’étude de V. Nicaise et al. 4 visait à inciter 28 adolescentes d’un quartier défavorisé de la ville de Lyon à réduire leur temps sédentaire et augmenter leur temps d’activité physique. L’efficacité de ce programme de 8 semaines est mitigée car les comportements sédentaires et d’activité physique n’ont pas été modifiés. Néanmoins la motivation et les intentions de s’engager ont significativement changé après l’intervention. Il semble important d’inclure les parents, les ami·.es du quartier au sein du programme, ce qui pourrait aider à lever les freins liés aux normes sociales (considérations et opinions des proches sur le comportement) et nourrir ainsi le sentiment d’auto-efficacité des adolescentes à s’engager physiquement.
Il reste cependant beaucoup à étudier : dans quelles mesures les politiques locales se sont saisies de la question ? Qu’est-ce qui a été fait ? Qu’est ce qui a changé ou non ? Des enquêtes permettant de faire des diagnostics précis et d’évaluer les dispositifs mis en place sont nécessaires pour fonder, accompagner, objectivement les politiques publiques.
Selon-vous, quels sont les leviers pour freiner ce phénomène ?
Comme les facteurs de socialisation du genre sont multifactoriels, il va de soi qu’il en est de même pour les leviers. Chacun·e, quel que soit son niveau d’intervention dans le sport (parents, coachs, enseignant·es, dirigeant·es, arbitres, etc.), peut agir contre les stéréotypes, les discriminations et les violences de genre, à condition d’être volontaire et éclairé·e, éduqué·e, outillé·e sur les processus à l’œuvre. Pour ceux et celles qui ont l’intention d’agir, l’une des premières étapes est de diagnostiquer sérieusement l’état de la situation pour les filles et les femmes. Il faut collecter des données chiffrées à partir d’outils précis, méthodiques permettant des analyses longitudinales sur l’évolution des pratiquant·es et surtout leurs conditions de pratique (répartition des équipements sportifs, des créneaux horaires, de l’encadrement, des budgets, etc.), sur l’évolution des gouvernances, de l’encadrement et du management sportif. Sur la base de ces états de lieux, des plans d’action doivent être élaborés mais sans oublier d’identifier des indicateurs de réussite précis et de mettre en place les évaluations indépendantes nécessaires pour en vérifier l’atteinte ou non ! Ces plans d’action doivent aussi être assortis de moyens humains et financiers adaptés aux objectifs poursuivis. Trop d’intentions ou d’initiatives reposent encore sur des moyens dérisoires. L’égalité femmes/hommes n’est pas un sous-objectif sur lequel quelques « don quichottes » pourraient vaincre les moulins à vent ! L’égalité femmes/hommes est un principe républicain, une obligation sociale mais aussi sanitaire et économique, qui doit être au cœur de nos préoccupations dans le sport. Les enjeux de l’égalité (ou inversement le coût des inégalités) sont à travailler au sein de nos organisations sportives et bien sûr, les politiques locales jouent un rôle déterminant pour stimuler et accompagner ces dynamiques. À ce niveau politique, une approche intégrée du genre 5 est indispensable. Chacun·e a une place à occuper pour participer à la progression des filles et des femmes dans le sport. L’école, par exemple, doit impérativement travailler à offrir un espace d’émancipation et d’acculturation sportive à tous et toutes les élèves. Les jeunes garçons et les jeunes filles doivent y découvrir ce que leur culture familiale ne leur permet pas de connaître. Ils et elles doivent pouvoir s’éprouver ensemble et à égalité, c’est-à-dire dans un environnement sécurisé, sans stéréotypes, discriminations et violences de genre. Pour cela, il faut regarder avec lucidité les travaux en sciences de l’éducation ou/et en Staps sur les effets et limites de la mixité scolaire, ne pas se voiler la face et savoir s’engager dans une mixité réfléchie et non dogmatique. Bref, les leviers d’action sont nombreux et il est illusoire de penser qu’il suffit de les nommer pour que les acteur·trices sachent s’en emparer. Personnellement, je sais que l’égalité femmes/hommes ne s’improvise pas. Elle s’apprend. Il faut prendre le temps et se former pour comprendre les concepts, les théories et les outils de l’égalité. C’est à ce niveau que l’on tente d’agir à l’université Lyon1 où, depuis 2016, nous proposons un master, inédit en France, articulant les études de genre aux terrains sportifs. Le master Egal’APS (Égalité dans et par les activités physiques et sportives) forme des expert·es pour accompagner (sous forme de stage, de contrat professionnel ou d’emploi) les organisations sportives à mettre en œuvre une politique de l’inclusion, de la diversité et de l’égalité dans le sport. De plus, pour répondre au mieux aux besoins professionnels, nous avons mis en place une formation courte (10 jours en alternance distanciel/présentiel) adaptée aux problématiques de terrain. Toutes les personnes engagées ou voulant s’engager sont bienvenues, nous les accompagnerons pour maîtriser des savoirs et outils de diagnostic et d’innovation fondamentaux.
1- Garcia, M.-C., & Ottogalli-Mazzacavallo, C. (2022). « La féminisation du sport fédéral : Une affaire de petites et jeunes filles ? » Agora débats/jeunesses n°90, pp.71‑85.
2 - « La notion de « féminité accentuée » a été forgée par définir la forme de féminité valorisée culturellement qui s’accommode des désirs et des intérêts des hommes et, ce faisant, qui maintient les femmes dans une position subordonnée à la masculinité hégémonique » (Guérandel & Mardon, 2022).
3 - Sayagh, D. (2021). « Socialisations cyclistes variées d’adolescentes de quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) “très sociaux” ». Sociétés et jeunesses en difficulté. Revue pluridisciplinaire de recherche, (26).
4 - Nicaise, V., Martinent, G., Rauseo, B., & Guillet-Descas, E. (2021). « Promoting Physical Activity and Reducing Sedentary Behaviors among French Adolescent Girls from Low-Incomes Communities ». Adolescents, 1(2), 212-224.
5 - On entend par « politique intégrée de l’égalité » le fait d’intégrer, à chaque étape de la construction et de la mise en œuvre des politiques publiques, une analyse des effets des décisions sur la situation des femmes et des rapports sociaux de sexe, selon la perspective du gender mainstreaming développée et diffusée par des organisations internationales depuis une vingtaine d’années. Cf. Jacquot, 2008.